samedi 18 juin 2011

De charitate

 V
     LA PHILANTHROPIE OU CHARITÉ


La charité de Sainte Élisabeth de Thuringe

e n'est que par la religion que l'homme est averti du devoir qui lui commande un amour sans bornes, une ardente charité. Plus de religion, plus de Dieu, et le monde verse dans la barbarie, la haine et le meurtre.

Le Tout-Puissant aime les hommes, et il veut que chacun de nous les aime. Nous l'avons déjà dit, il ne nous est donné d'être bons, d'être contents de nous-mêmes, de nous estimer, qu'à la condition d'imiter en Dieu ce généreux amour, de souhaiter pour nos semblables la vertu et le bonheur, et de leur rendre service aussitôt que nous le pouvons.

       Cet amour résume, pour ainsi dire, toute la vertu de l'homme, et il fait même partie très essentielle de l'amour que nous devons à Dieu. Comme il résulte de plusieurs endroits sublimes des livres saints, et particulièrement de celui-ci :

       « Le Roi dira à ceux qui seront à ma droite : venez, ô bénis de mon Père ! possédez le royaume qui vous est préparé depuis la création du monde. J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'ai été sans asile, et vous m'avez accueilli ; nu, et vous m'avez couvert ; malade, et vous m'avez visité ; prisonnier, et vous êtes venus à moi. Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand est-ce donc que nous vous avons vu ayant faim, et que nous vous avons nourri ? ayant soif, et que nous vous avons donné à boire ? Sans asile, et que nous vous avons accueilli ? Nu, et que nous vous avons vêtu ? Malade ou captif, et que nous sommes venus à vous ? — Et répondant, le Roi leur dira : En vérité, je vous le dis, chaque fois que vous avez fait ces choses pour un de mes frères, fût-ce le plus petit, c'est à moi que vous les avez faites. » (Mt. XXV)

       Formons-nous dans l'esprit un type idéal de l'homme, et efforçons-nous de nous rendre semblables à ce type. Mais n'imaginons rien, ce type, notre religion nous le donne, et quel modèle admirable ! Celui qu'elle offre à notre imitation, c'est l'homme fort et patient au plus haut degré ; — l'irréconciliable ennemi de l'oppression et de l'hypocrisie ; — le philanthrope prêt à tout pardonner, excepté la perversité qui se refuse au repentir ; — celui qui peut se venger et qui ne le veut pas ; — celui qui vit fraternellement avec les pauvres, et qui n'a pas d'anathèmes pour les riches de ce monde, pour peu qu'ils se souviennent qu'ils sont les frères des pauvres et qu'ils doivent user chrétiennement des biens qu'ils possèdent ; — celui qui n'apprécie pas les hommes selon leur science et le degré de leur fortune, mais d'après leurs sentiments et leurs actions ; — c'est l'unique philosophe où ne se rencontre pas la plus petite tache ; — c'est la complète manifestation de Dieu en un être de notre espèce ; — c'est l'Homme-Dieu.



       Un si digne modèle dans l'esprit, avec quelle vénération n'envisage-t-on pas l'humanité ! L'amour se mesure toujours à l'estime. Pour beaucoup aimer l'humanité, il faut l'estimer beaucoup.

       Celui qui, au contraire, se fait de l'homme une idée vague, mesquine, peu élevée ; celui qui se complaît à considérer le genre humain comme un troupeau de bêtes stupides et rusées, qui ne viennent en ce monde que pour satisfaire leurs appétits, pour se reproduire, s'agiter et retourner à la terre ; celui qui ne voit rien de grand dans la civilisation, dans les sciences, dans les arts, dans la recherche de la justice, dans cette aspiration de notre nature que rien ne satisfait, dans cette aspiration vers ce qui est beau, vers ce qui est bon, vers ce qui est divin, ah ! Celui-là, quelle raison aura-t-il de respecter sincèrement son semblable, de l'aimer, de l'entraîner avec lui à la conquête de la vertu, de s'immoler à son bonheur ?

       Pour aimer l'humanité, il faut savoir regarder sans se scandaliser ses faiblesses et ses vices.
Oui, l'humanité est blessée, mais il n'en a pas été toujours ainsi. Rappelons-nous que l'homme a été créé dans un état de sainteté comparable à celui des anges, et qu'avant sa funeste chute, il n'existait en lui aucune tache, aucune tare. Sa volonté ne faisait qu'une avec celle de son Créateur ; aucune passion violente ne l'agitait ; il ne souffrait pas, ne connaissait pas la tristesse et la mort ; sa chair était entièrement soumise à sa saine raison ; il voyait Dieu en face et jouissait sans fin de cette béatitude. Hélas! l'homme, en abusant de la liberté que le Dieu tout-puissant lui avait donnée, a perdu cet état primitif. Non, l'homme d'après la chute n'est pas l'homme qui est sorti des mains bienfaisantes du Dieu vivant, c'est l'homme déchu, l'homme blessé. Mais Dieu n'a pas abandonné l'homme à la mort, parce qu'Il aime sa créature et que sa perte lui était cruelle. Il l'a sauvé. Et comment ? En s'abaissant jusqu'à se faire Homme Lui-même et à mourir pour le salut de sa créature. Quel prodige ! Quel mystère ! Dieu sauve par son propre Sang la créature qui jadis l'avait rejeté. Il n'était absolument pas obligé de le faire. Les mauvais anges, eux, n'ont pas été sauvés. Mais par pure bonté, par une libéralité gratuite et un amour sans fin, Il a relevé l'homme, lui a rendu la vie éternelle.



      « En effet, Dieu a tellement aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point mais ait la vie éternelle. » (Jn III,16)

       Considérons donc l'amour de Dieu pour l'homme, considérons la folie d'amour qu'est le sacrifice de la Croix. Comment pourrions-nous haïr, après cette sainte méditation, quiconque de notre espèce alors que Jésus-Christ a donné sa vie aussi pour lui. Au contraire, l'amour que nous devons avoir pour le Fils de Dieu nous porte de facto à aimer l'humanité entière comme Lui-même l'a fait. Franchissons nos répulsions, franchissons nos inimitiés, nos sympathies, nos jugements téméraires et aimons les hommes avec le Cœur de Jésus, voyons Dieu dans notre prochain. Laissons tomber notre regard humain, souvent étroit et malveillant, et voyons le monde et les hommes comme Dieu voit. A la suite de Karl Leisner, prêtre et martyr, faisons nôtre cette maxime : « De l'amour pour tout être humain ! ».

       Cet amour que nous devons avoir pour le genre humain ne doit pas se limiter seulement à nos amis ou à ceux pour qui nous éprouvons instinctivement de la sympathie, mais bien s'étendre à tous, même à nos ennemis et à ceux qui nous déplaisent selon nos critères subjectifs. Le Fils de l'Homme n'a-t-il pas demandé à son Père éternel le pardon pour ses bourreaux, alors que ces derniers enfonçaient des clous dans sa chair sacrée ? Comment dès lors pourrions-nous encore ruminer une vengeance ou nourrir de la haine pour ceux qui nous persécutent ?

       « Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton proche, et tu haïras ton ennemi. Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous deveniez enfants de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et descendre la pluie sur les justes et sur les injustes. Si en effet vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains eux-mêmes n'en font-ils pas autant? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens eux-mêmes n'en font-ils pas autant? » (Mt V, 43-47)


« Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn XIII, 34)

       « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi. En effet, le précepte : tu ne commettras pas d’adultère ; tu ne tueras pas ; tu ne voleras pas ; tu ne convoiteras pas, et tous les autres se résument en ces mots : tu aimeras ton prochain comme toi-même. La charité ne fait point de tort au prochain. La charité est donc la loi dans sa plénitude. » (Rm XIII, 8-10)

Caritas ! Dieu est amour ! C'est le cri des mystiques ! Soyons comme eux embrasé de cette charité qui meut le ciel et les étoiles, et, à l'exemple de notre divin Sauveur, dilatons notre cœur aux dimensions de l'univers.





  

mercredi 15 juin 2011

De la prière en famille

DE LA PRIÈRE EN FAMILLE¹




une époque où la foi était plus vive et les mœurs plus patriarcales que de nos jours; dans ce bon vieux temps de nos pères, où les maîtres nommaient leurs serviteurs mes enfants, et où ceux-ci disaient naïvement chez nous pour désigner la demeure de leurs maîtres, les familles chrétiennes se réunissaient d'ordinaire pour faire en commun la prière du soir. Dieu bénissait cet antique et religieux usage : pourquoi n'y reviendrait-on pas ? Il est moins difficile à établir qu'on ne pense et il ne faut souvent pour cela, de la part d'une maîtresse de maison, qu'un peu d'initiative et de zèle. Là même où il ne se trouve pas de chapelle, on transforme aisément la plus modeste chambre en une sorte d'oratoire, de sanctuaire, en y plaçant quelques objets bénits : une statue de la Vierge, ce refuge assuré de la tendresse maternelle; la pieuse image à laquelle se rattache le souvenir de la première communion d'un enfant, cette croix saintement embrassée par un père vénéré, à son heure dernière, et qui se conserve dans la famille comme une relique chère et sacrée.

       Devant ces précieux symboles, la mère, entourée de ses enfants, parfois aussi le plus jeune enfant de la famille, choisi comme le plus agréable à Dieu par son innocence, lit tout haut la prière; des voix nombreuses et recueillies lui répondent; et cette action si simple a quelque chose de solennel et de touchant qui ouvre les cœurs à la grâces, et les dispose à en recueillir les fruits. Qui sait si des âmes longtemps éloignées de Dieu et tristement indifférentes à leur salut, lorsqu'elles reprendront la saintes habitude de la prière, n'éprouveront pas le besoin de revenir également à tous les devoirs du chrétien? Qui sait si des cœurs désunis, et nourrissant, peut-être pour des torts plus imaginaires que réels, une de ces rancunes secrètes qui amènent tôt ou tard dans les familles de déplorables divisions, ne reviendront pas plus disposés à se rapprocher, quand ils auront prié les uns après les autres? Non, il ne saurait y avoir de mauvais sentiment durables, quand on répète chaque soir d'une commune voix : Notre Père, pardonnez-moi comme moi-même je pardonne !

       Que d'impressions salutaires laisse dans les âmes cette prière faite ainsi, sous les regards de Dieu, et dans la sainte égalité de ses enfants ! Les supérieurs qui dans la vie ont la charge de diriger s'y rappellent que leurs droits sont bien moins nombreux que leurs devoirs, et leur autorité devient plus douce en devenant plus chrétienne. Les enfants, les serviteurs, regardant le Seigneur lui-même dans la personne de leurs parents et de leurs maîtres, en sont plus respectueux et plus soumis; la charité s'exerce en recommandant à Dieu les pauvres, les affligés, les malades; le souvenir des morts si tendrement aimés porte chaque jour à la prière, les préserve du triste oubli, et perpétue tout à la fois dans les familles leur mémoire et leurs exemples.

       Tous donc ont leur part dans l'heureuse influence que cette union des âmes dont Dieu est le principe saint et fécond. Par elle, les devoirs se perfectionnent, les traditions se conservent, tous les liens se resserrent, une famille est bénie. On le sent; aussi la cloche qui appelle à la prière marque-t-elle une des heures les plus douces de la journée.

       Puisse une heureuse expérience l'apprendre à un grand nombre de familles chrétiennes! Aussi bien Notre-Seigneur semble avoir voulu nous encourager Lui-même à cette pieuse pratique en nous disant : «Lorsque deux ou trois personnes se réuniront en mon nom pour prier, je me trouverai au milieu d'elles.» (Mt XVIII, 20)


¹ texte repris (et modifié) du « Recueil de prières, de méditations et de lectures, tirées des œuvres des saints Pères, des écrivains  et orateurs sacrés » par Mme la Csse de Flavigny.